A la fenêtre de ma haute chambre, je regardai mon père nager plus bas, jusqu’à l’entrée, accompagné de deux sentinelles qui restèrent sur le pas de la porte. Je fronçai les sourcils ; il était rarement affublé de gardes comme ça jusqu’à la maison. Je jetai un regard à Perle et Topaze qui dormaient non loin de moi. Nous étions en début de soirée et même si je devais moi aussi être au lit, je ne pouvais m’empêcher de veiller sur eux pendant que papa n’était pas là. Il y avait bien la gouvernante, mais elle n’était pas marrante. J’entendis des voix en bas, un peu de bruit, peut-être même des élèvements de voix. Définitivement, il y avait quelque chose de louche. Je passai à travers les algues dansantes qui servaient de porte à la chambre en regardant une dernière fois derrière mon épaule, que mon frère et ma sœur ne se réveillaient pas. Je nageai jusqu’au bout du couloir, où démarrait l’espèce de toboggan qui remplaçait les escaliers chez les humains, même si l’on barbotait au-dessus. La voix de papa était plus forte que les autres, je l’entendais parler de maman. D’ailleurs, maman, elle était où ? Je décidai de descendre, tant pis pour la potentielle sanction. Plutôt souriante, j’arrivai doucement à l’étage du bas afin de comprendre ce qui se tramait et avoir un câlin de mon père. Mais à peine étais-je à quelques nageoires de lui que j’entendis l’une des sentinelles. « Quand souhaitez-vous annoncer le décès de votre épouse ? » Je m’arrêtai net. Du coin de l’œil, je vis la gouvernante, une main à la bouche, se retirer dans une pièce voisine. L’information ne voulait pas passer. Tout me disait que j’avais bien compris, que c’était bien maman qui était morte. Et pourtant ma tête refusait. Elle refusait tout en boucle et rejetait l’évidence. Je restai pétrifiée jusqu’à ce que mon père se retourne, ne s’attendant pas à me voir, là. « Kalee… » Il était clairement surpris et de la déception se lisait sur son visage. Oui, il était déçu que je l’aie appris de cette manière, et surtout – et bien évidemment – triste lui-même par la nouvelle. Et il allait encore devoir le dire à Perle et Topaze… Je regardai mon père et ouvris la bouche, sans qu’aucun son n’en sorte. Les larmes commençaient à me monter aux yeux.  « … Est-ce que c’est vrai ? » Je connaissais la réponse, bien entendu… Mais j’avais besoin d’une confirmation de papa, comme si mes larmes n’attendaient que ça pour se faire voir. Il s’avança vers moi, la mine grave. « Ma chérie… » Je le dévisageai comme si j’attendais qu’il me dise que je m’étais trompée, que j’avais mal compris. « Je suis désolé. Surtout de la manière dont tu l’as appris. Elle est venue en aide à des dauphins prisonniers de filets de pêcheurs... » Oui. Ça voulait dire oui. Incapable de bouger, je sentis la vague de tristesse déferler sur moi, sur le long de mes joues. Papa s’approcha et me prit dans ses bras ce qui cassa complètement la barrière de mes larmes. D’un coup, tout explosa. Je revoyais les dernières images de ma mère, les moments de joie, et je compris qu’elle ne serait plus jamais là pour nous accompagner dans notre croissance. Plus de maman pour donner des conseils, sécher nos pleurs, nous avertir sur les garçons, nous réprimander et nous coiffer les cheveux. Je restai là, de bonnes minutes dans les bras de mon père, attendant que je me calme. Après quoi il me conseilla d’aller me coucher, de me reposer et faire le vide. A dix ans, comment est-ce qu’on fait le vide ? Je consentis à retourner dans notre chambre, et m’installai dans mon coquillage. Impossible de trouver une position qui m’apaise. Avec mes mouvements, je finis par réveiller Perle et Topaze ; je fis la grimace et lançai un « Shh, là, tout va bien. Rendormez-vous. » Je les rejoignis entre leur couchage. Ils avaient souvent besoin d’une présence pour s’endormir. Mais Topaze se redressa un peu. « Papa et maman sont rentrés ? » Un sourire triste barra mon visage. Je glissai ma main sur ses cheveux. « Papa est en bas, oui. » A moitié endormi, Topaze ne comprit pas. « Et maman, elle rentre pas ? » Je n’eus le force que de hocher la tête. « On va la revoir ? Quand ? » Je retins un soupire. « On la reverra. Mais dans longtemps… » Vérité déguisée. Mais c’était bien mieux ainsi…

« Ils n’ont pas atteint la surface. » « Oui, de justesse… » « Deux morts de plus, comme si on avait besoin de ça… » En tournant au coin de la ruelle, je fronçai les sourcils.  Surprenant la discussion de deux sirènes, la curiosité avait repris le dessus. Deux morts ? Avait-on retrouvé les proies enfuies de chasseurs ? Avaient-ils été attaqués par des plus gros qu’eux ? Non… atteindre la surface faisait référence au procédé qui permettait de devenir humain. Beaucoup mourraient sans rejoindre la surface, ça, je m’en souvenais. C’étaient donc de nouveaux inconscients prêts à rejeter l'océan. La belle affaire, s’ils étaient stupides à ce point-là, l’océan n’avait pas besoin d’eux. Mais lorsqu’un prénom parvint à mes oreilles, je m’arrêtai net. Ce n’était pas possible. Pas encore. Je fis demi-tour et me plantai devant celles qui jacassaient. « Athos ? Vous êtes sûres ? » Sans chercher à comprendre, elles hochèrent la tête en haussant les épaules. « Ouais, et sa copine. » Je lâchai un rire sec. Il avait deux « copines », et j’étais l’une d’elles. Je partageais mes lèvres depuis un an déjà, mais il n’avait pas su rester fidèle. Après la souffrance de la découverte de sa trahison, je dus me faire à l’idée qu’il en aimait deux. La cruche qui était morte, et moi. Simplement, ça ne marchait pas aussi facilement. Déjà parce que ladite cruche était une sirène de Nisaea et qu’il avait caché sa présence un long moment, mais également parce que j’étais tombée amoureuse, comme une idiote. Il avait deux ans de plus que moi et, bêtement, je m’étais laissée séduire du haut de mes seize ans. Ah, le premier véritable amour… une souffrance, pas vrai ? Quoi qu’il en fût l’autre bimbo était arrivée dans nos vies et avait tout chamboulé. Les parents d’Athos furent déçus par son amour pour une sirène d’un autre clan. Oui, tous ne sont pas tolérants, cléments et ouverts, même chez nous. Ils avaient parlé de s’en aller, de s’enfuir et découvrir le monde. Qui aurait cru qu’ils pensaient à devenir humains ? C’était insensé… Alors que je repris ma route, une larme coula. Je perdais mon amour et mon cœur en même temps. Que je ne fus pas l’élue de son désir faisait mal, le savoir mort était bien plus douloureux. Je n’allais plus revoir son visage, je n’allais plus goûter à ses lèvres… Je n’allais avoir aucun avenir avec lui. Je voyais d’ici là mon père me dire « Ce n’était qu’un triton. A ton âge, les déceptions amoureuses sont un passage naturel. Il faut t’en remettre. » Oui mais papa, Athos était mort à cause d’un souhait hâtif et insensé. Il ne l’avait jamais aimé, de toute façon… Je déambulais, tournais aux coins de rues, et finis par m’asseoir sur un rocher. Je m’étais faite avoir par une paire de beaux yeux et des muscles en veux-tu en voilà. Et j’étais là à pleurer pour un triton qui, malgré l’auto-persuasion que j’effectuais dans ma tête, ne m’aurait pas aimée plus que sa batifoleuse de Nisaea. Ma fille, il était temps de te prendre une grande claque dans la gueule. Tu n’iras pas voir son corps, tu tourneras la page et tu te diras que tout ceci était pour le mieux. Mais je ne souhaitais pas sa mort… Il avait fait une terrible bêtise mais je n’étais pas plus heureuse de sa cause. Ça restait une mort. Mon esprit vagabonda vers nos bons moments et je perdis mon regard dans le bleu de l’eau durant quelques minutes, avant de me secouer. Je pouvais au moins me recueillir, dire quelques paroles et présenter mes condoléances à ses parents. Je serrai les dents et me promis de ne plus jamais revivre ça. A quoi bon aimer ?

Des méduses. Une baleine très au loin. La côte à quelques kilomètres. Les algues qui dansent. Des plongeurs qui créent des remous. Des moteurs de bateaux ; des petits bateaux. Rien d’alarmant. Je tournoyai sur moi-même en profitant d’un moment de calme et de sérénité, loin de ma famille. Enfin, loin, pas tant que ça. Je n’étais juste plus dans l’enceinte d’Océanide et cela me faisait le plus grand bien. Mon don d’hypersensibilité était tellement plus appréciable ici. Mes sens étaient ravis et pouvaient se délecter de toutes les bonnes ondes qui circulaient. Le mieux était ce non besoin d’ouvrir les yeux pour savoir où me diriger. Je n’avais d’ailleurs pas de destination en tête, le seul but étant de me détendre et de pouvoir laisser s’exprimer ma capacité. Plus bas, sur ma droite, il y avait des rochers sur lesquels s’élevait fièrement du corail. Je tendis le bras pour l’effleurer sur mon passage. Mes yeux s’ouvrirent ; une agréable odeur était parvenue jusqu’à moi. Elle était excise, et je ne la connaissais pas. M’arrêtant un instant, je tournai sur moi-même, aidée de mon don, afin de savoir d’où le parfum pouvait bien provenir. Tous mes sens étaient en émoi. Droite ? Gauche ? Tout droit ? Non, en fait, c’était de partout. Impossible de trouver la source, je m’élançai donc à la recherche visuelle de ce qui dégageait le parfum incroyable. Je ne tenais plus en place, il fallait à tout prix que je mette la main sur ma trouvaille. Peut-être pouvait-on s’en servir pour donner une nouvelle saveur à certaines de nos préparations culinaires ? Je fus tellement concentrée dans ma tâche que je ne vis pas le filet se refermer sur moi. Bête, je restai figée pendant que j’étais lentement arrachée à mon univers. Cédant finalement à la panique, je suffoquai artificiellement. Le parfum n’avait été qu’un leurre afin de me détourner de mon hypersensibilité… Bien joué pour capturer une sentinelle. Je ruminai inlassablement jusqu’à ce qu’on me relâche dans le dôme de Santa Barbara. Depuis ma capture à ce moment précis, je n’avais été qu’une automate à qui l’on mettait son avenir devant les yeux. Plus d’Océanide, plus de Perle, plus de Topaze, et plus de père. Juste une immense baie vitrée.

Au fil des mois, je n’avais eu d’autres choix que de me faire à ma nouvelle vie. Je n’aimais pas le dôme, loin de là, mais je n’étais plus si mécontente d’y être. Au moins, je n’étais pas morte. L’adaptation fut lente et difficile mais je finis par me décoincer et revivre. Le déchirement dans mon cœur avait laissé une place vide à combler. Ma famille était toujours présente, avec moi, même si ce n’étaient que des images. J’en étais séparée et qui savait pour combien de temps ? Je mourrais peut-être dans ce dôme sans serrer de nouveau mon père dans mes bras…  Mon monde s’était écroulé et j’avais dû le reconstruire. Parce que ça ne servait à rien de se laisser mourir, surtout ici. Autant avoir un reste de dignité, d’espoir et de volonté. Et ce n’était pas comme si nous étions un minimum surveillé, pas vrai ? D’abord craintive, j’avais réussi à m’ouvrir petit à petit aux autres. J’avais cependant énormément de mal à accorder ma confiance. Même si ce côté de moi datait de la mort d’Athos, de toutes façons. Une sirène cependant « sortait du lot », comme on disait. Ou plutôt, et je ne savais réellement pourquoi, j’arrivais à avoir foi en elle. Elle était née dans les bras du créateur de ce satané de dôme et n’avait jamais connu l’océan. D’abord, je fus infiniment triste pour elle. Et puis je m’étais rendue compte qu’elle n’en souffrait pas. Elle avait une telle étincelle dans le regard, ce sourire, cette joie de vivre. Elle mettait cette bonne humeur dans le dôme qu’il était impossible de l’ignorer. Oh, tous ne la connaissaient pas, ou ne l’aimaient pas, mais elle était profondément positive. Comment broyer du noir continuellement avec une telle personne à ses côtés ? Elle m’apprit à ravoir confiance, du moins un minimum. À me faire à cette vie, à voir les choses du bon côté, pendant cette année où je fus captive. Je ne passais pas grand temps avec d’autres sirènes et tritons qu’elle, pour tout dire. Il y avait bien certains employés, mais c’était autre chose. Avec Saheena, tout eut un goût de nouveauté. Mon moral avait eu une remontée fulgurante, j’étais curieuse de tout, j’avais envie de connaitre le monde des humains, bien plus que lorsque j’étais libre. Ils avaient beau être à l’origine de ma capture, je n’arrivais pas à viscéralement les haïr. Je voulais en savoir toujours plus. Les coutumes, la nourriture, passer du temps à contempler le ciel parsemé d’étoiles… c’était un besoin. Peut-être était là ce qui pouvait combler le trou dans ma poitrine. Et puis il fallait le dire… Saheena était drôlement belle. Ça n'avait rien à voir, quand bien même c'étai véridique. Alors je me promis une chose. Un jour, je la ferais sortir d'ici.

Il y a aussi cet humain, Andy, un employé. L'un des rares en qui j'ai une petite confiance. Il est en contact avec Perle, ma soeur. Grâce à lui, je peux donner de mes nouvelles, et en avoir de ma famille... Et c'est bien plus que je pouvais espérer.