Je voulais parcourir le monde.
Une petite sardine intrépide.
Tu ressembles à ta mère. C'est ce que tout le monde te dit. Même yeux. Même cheveux. Même bouche. Même caractère. Tu es une petite sardine intrépide et curieuse. Peut-être un peu trop aux yeux de ton père. Même les histoires effrayantes d'humains mangeurs de sirènes et de grands requins ne t'effraient pas. Tu aimes sillonner le petit bout d'océan où tes parents t'autorisent à nager. Tu connais par coeur les moindres recoins, les moindres poissons ou coraux. C'est ton petit domaine et tu es le roi des quelques centaines de litres d'eau. Même tes soeurs doivent donner un mot de passe pour entrer - plancton d'eau douce. La plupart du temps tu les refuses dans ton petit monde parce qu'elles sont aussi gentilles que les méduses avec toi. Elles n'aiment pas le fait que vos parents te chouchoutent. Ils parlent souvent de toi avec des étoiles pleins les yeux et les nageoires brillantes. Tu es un petit garçon débrouillard. Tu es intelligent et courageux. Tu fais la fierté de tes parents. Peut-être que de temps en temps ta nageoire enfle sous les compliments et les marques d'affection, mais tu restes une petite sardine naturelle, et tu t'en tapes le coquillage de la jalousie de tes soeurs.
***
C'est silencieusement qu'il quitte la maison, nageant avec rapidité hors de la propriété. Ce n'est pas la première fois qu'il fait ça. Et ni la dernière. Il fonce vers la lune blanche qu'il finit par aperçoir au-dessus de lui, attiré comme un aimant. Sa tête transperce le liquide bleu et le vent frais lui arrache un sourire. Inspirant une goulée d'air libre, il se laisse flotter et balloter par le courant, les yeux rivés vers les étoiles. Il attend. La petite lueur apparait rapidement. Toujours à l'heure. Toujours au même endroit. Il glisse silencieusement entre les rochers, seuls ses yeux et ses cheveux dépassent de l'eau sombre. Il est là. L'humain. Le bipède. Assis à côté de la lumière dansante, il fixe l'océan. Il descend souvent de la petite maison de la falaise et s'installe ici. Tout seul. C'est le premier que Navi a rencontré - ou du moins regardé. Parce qu'il ne lui a jamais parlé. Ne s'est jamais montré. Et contrairement aux histoires, il ne semble pas si effrayant. Il se contente de fixer l'eau une grande partie de la nuit et finit par éteindre la lumière et remonter chez lui. Un petit rituel que Navi aime observer, se demandant ce qu'il fait ici au lieu de rester là-haut. Parfois, il fait griller quelque chose au-dessus des flammes, un quelque chose à l'odeur sucré qui semble appétissant. Ou il sort un petit carnet et gribouille frénétiquement, sans lever les yeux durant une heure ou deux. Tapi dans son coin, Navi l'observe sans jamais oser s'avancer. Après tout, on dit que les humains sont méchants.
***
Un triton fasciné.
Tu le trouves fascinant. Intriguant. Presque magique. Tu passes la plupart de tes soirées à ses côtés, l'écoutant parler et raconter ses journées trépidantes. Tu as développé une curiosité maladive pour le monde des bipèdes. Pour lui. Tu sais maintenant qu'il descend sur la plage parce que ses parents se disputent sans arrêt. Qu'il aimerait qu'ils se quittent. Que se serait plus facile. Tu sais qu'il a presque le même âge que toi. Un peu plus vieux. Qu'il aime bien les marshmallows grillés. Il t'en propose d'ailleurs souvent pour ton plus grand plaisir. Tu passes la plupart de tes nuits en haut, à l'écouter te raconter sa vie. À répondre à ses questions curieuses. Si tes parents te voyaient, si les gardes l’apprenaient, tu te ferais sûrement sévèrement punir. Il est ton petit secret. Ton petit humain. Tu ne regrettes pas d'avoir pris ton courage à deux nageoires et de t'être avancer dans son champ de vision. Tu regrettes juste de n'être qu'un simple triton et de ne pas pouvoir marcher dans sa vie.
***
L'eau est beaucoup plus froide. Plus sombre. Même avec son bocal d'algues phosphorescentes, il ne voit pas plus loin que quelques mètres. Wai l'a abandonné un peu plus haut, craintive. Elle lui a promis de l'attendre. De le remonter à la surface dès qu'il aurait ses deux jambes. Il ne serait jamais descendu seul. Parce qu'il aurait été incapable de remonter à la surface avec une paire de jambes dont il ne sait rien. Incapable d'éviter les étranges créatures qui peuplent les bas-fonds de l'océan. Il n'a jamais vu de poissons aussi étranges. Presque effrayants. Même les plantes qu'il a croisé semblent menaçantes. Tout est étrange. Tout est silencieux. Il peut presque entendre le battement frénétique de son coeur - au-dessus de la moyenne. Cette grotte est irréelle. Au centre de l'immense caverne trône une seule et unique algue. Une algue d'un vert émeraude irréel. Elle semble pure. Magique. L'eau est beaucoup plus chaude, presque apaisante. Tout doucement, il s'est approché de la plante, hypnotisé. Il est si près du but. Si près de son humain et si loin à la fois.
Je voudrais des jambes. Pour marcher à ses côtés. Pour découvrir son monde magique. Pour ne plus être séparé. Pour pouvoir l'aimer jusqu'à la fin. Retenant sa respiration, il attend. Inquiet. Apeuré. Mais décidé. La petite goutte d'argent naissante lui arrache un sourire et des larmes de joie. Au creux de sa main, elle flotte. Inspirant une dernière fois, il l'avale et ferme les yeux.
***
Un humain déboussolé.
Tu ressemble à nouveau à un enfant de quatre ans. Tes yeux accrochent tout et n'importe quoi, ne peuvent se fixer sur un seul objet. Tout est nouveau. Tout est étrange. Tout est beau. Même cette paire de jambes. Tu t'y habitues petit à petit. C'est tellement pratique. Tu es infatigable pour sa plus grande peine. Tu marches. Encore et encore jusqu'à ne plus pouvoir. Tu apprécies le frottement de l'herbe sous tes pieds. La chaleur du goudron au soleil. Et il rit quand tu découvres de nouvelles choses. Il s'est moqué de toi quand tu as eu peur d'un chat toutes griffes dehors. Tu l'as insulté de cachalot, il t'a dit que tu devrais apprendre des insultes humaines. Tu n'as jamais été aussi heureux, même au fond de ton océan. Tu ne sembles aucunement regretter ton geste. Tes années perdues. Parce que tu peux marcher à côté de lui et monter jusqu'à la petite maison sur la falaise - que les parents ont déserté depuis le divorce. Tu peux te coucher à ses côtés et t'endormir en regardant les étoiles. Tu es un simple humain et il n'y a plus un océan entre toi et lui.
***
Le jean relevé jusqu'aux genoux, les pieds dans l'eau, il fixe l'horizon avec mélancolie. Au final, l'euphorie des premiers pas s'est vite estompée. Deux ans plus tard, l'océan lui manque. Sa famille lui manque. Sa nageoire lui manque. Il a parfois l'impression qu'elle est encore là. Qu'il suffit qu'il plonge et bouge un peu pour nager aussi vite que les poissons. Mais ce n'est pas le cas. Il est aussi mou qu'un oursin. Et il s'étouffe en quelque seconde. Il se laisse tomber sur le sable mouillé, les vagues caressent son vieux jean, le rendant plus lourd. Les doigts enfoncés dans le sol, il ferme les yeux, le soleil couchant caressant sa peau. Il regrette. Il a le mal du pays. Il veut rentrer à Océanide. Parce que le monde des humains n'est pas aussi merveilleux qu'il l'espérait. Il est déçu. Blessé. Triste de savoir que les humains considèrent ceux de son ancienne espèce comme des animaux. Des attractions touristiques. Des jolies choses à exposer derrière un morceau de verre.
Navi ? Il esquisse un demi-sourire à l'intrus mais ne se relève pas pour autant, ouvrant juste ses yeux bleu-gris.
T'es sûr que ça va ? T'as l'air un peu triste depuis quelque temps... Ça te manque l'océan ? Que répondre ? Que oui, il ne se sent plus aussi bien qu'avant. Que fendre les courants d'eau lui manque. Embêter ses soeurs aussi. Chasser le poisson avec les autres tritons. Tout lui manque. Il aimerait récupérer sa nageoire pour quelques jours par mois et s'enfoncer dans les profondeurs pour mieux revenir ici. Le silence s'éternise, ponctué par les vagues s'écrasant sur la plage et les rochers.
Tu sais que ce mois-ci, le parc est gratuit ? Peut-être que tu pourrais en profiter pour aller voir... tu sais... Si sa famille n'est pas enfermé sous ce dôme. Ce qui le ronge depuis un petit moment.