La sensation des vagues sur sa peau, l’impression d’être happé par l’océan, une sensation d’étouffement. Tout autour de lui se brouillait, prenait une couleur d’encre inquiétante. Ses mains griffaient le liquide, ne lui infligeant aucun dégât. Comment lutter contre ce genre de monstre ? Inodore, omniprésent, éternel, intouchable tout simplement. Jeremiah sentit ses lèvres s’entrouvrir, sans son commandement, quelques bulles s’évadèrent clandestinement de son for intérieur. Il mourait. Des bras, deux lueurs blanches qu’il apercevait à peine du fond du gouffre dans lequel il sombrait. Jerem combattait ce manque d’oxygène de toutes ses forces, puisant dans des ressources imaginaires et fixant cette ligne là-haut à la surface comme si la désirer la rendrait plus proche. Sous lui, une pression. On le rejetait vers le haut, la mer le dégueulait, elle ne voulait pas de lui.

Jeremiah se réveilla, basculant dans son lit et s’écrasant sur le ventre tout en se frappant le front contre le coin de la table de nuit. De ses lèvres déferlèrent les insultes, les râles et les mots assassins. Le jeune homme se leva, dominant ce pauvre meuble de bois qui n’avait pas demandé à ce que ce pleutre s’explose le crâne contre lui. Jerem était furieux, de temps à autre, il rêvait de sa noyade. Il avait frôlé la mort de si près qu’il en avait presque senti l’odeur. Ses doigts agrippèrent la pauvre table de chevet et il la balança contre le mur dans un mouvement haineux. Les morceaux de bois chutèrent sur le sol dans un bruit saccadé. L’élève en médecine vétérinaire se laissa retomber sur son lit, ses draps étaient chauds et enroulés comme s’ils reformaient une vague prête à le capturer à nouveau. La peau de son torse était brûlante, un filet de sueur coulait entre ses pectoraux, son cœur semblait battre dans sa gorge. Jeremiah resta assis à cet endroit un instant, le temps que le souffle lui revienne et que ses pensées se restructurent. Il n’était pas mort.

Une douche plus tard, Jerem revenait dans sa chambre et enfilait un short noir et un marcel mauve, tenue peu adéquate pour le personnel lambda mais lui, il ne vendait rien, ne proposait rien, n’interagissait même pas avec les visiteurs d’Olehala Haïna. Son rôle était de s’occuper de la faune de l’endroit, impliquant les dauphins, les tortues et autres otaries mais aussi les sirènes ! Certains l’avaient critiqué à ce sujet d’ailleurs, il se prétendait apprenti-vétérinaire et pas apprenti-docteur mais il s’occupait de sirènes, cela voulait-il dire qu’il traitait ces êtres comme des animaux ? La réponse était compliquée : oui et non.

Dans sa voiture, Jeremiah réfléchissait à cette histoire de classification. Il ne considérait pas les sirènes comme des animaux mais il était loin de les ranger dans le panier « humain ». Ces êtres surnaturels avaient leur propre étiquette, leur propre rang en quelque sorte. Jerem ne pouvait se résoudre à trouver une meilleure option dans sa tête. Il se gara et descendit, ajustant son sac à dos et déboulant dans le parc. Il n’avait pas besoin de payer, il était considéré comme du personnel. Les visiteurs étaient peu nombreux, la journée commençait à peine. Déjà, il se rendait vers le lagoon aux sirènes, il avait une idée en tête. Avant de rejoindre l’endroit désiré, il passa par une autre zone du parc et acheta du chocolat. Dans les vestiaires, il troqua ses vêtements contre une combinaison de plongée, Jeremiah ne descendrait pas dans le lagoon mais irait sûrement faire trempette ailleurs. Il déboula à la surface de l’eau et interpella les jeunes femmes sirènes assises dans un coin, discutant tranquillement.

- Bonjour ! Vous allez bien aujourd’hui ? J’aimerais que l’une de vous aille chercher Saheena, si ça ne vous dérange pas trop bien sûr ?

Jeremiah utilisa son regard charmeur, usant de ce bleu océan que Mère Nature avait implanté dans ses yeux. L’une des sirènes gloussa, s’empourpra et disparut dans le lagoon pour aller chercher Saheena. Le jeune homme n’avait désormais plus qu’à attendre, il se pencha et s’assit sur le rebord, trempant ses pieds dans l’eau jusqu’au genou. Il resta assis, les yeux levé vers le plafond à attendre la sirène sans se presser, les visiteurs n’afflueraient pas avant au moins une heure et d’ici-là, ils se seraient isolés depuis bien longtemps ...

△everleigh

La surface lisse de l’eau était perturbée par de fines vaguelettes de temps à autre, comme si quelque part tout en bas, quelqu’un s’amusait à faire danser les particules liquides. Jeremiah se tenait accroupi face à l’étendue, ses yeux aussi bleus que le ciel, fixaient l’eau. D’un moment à l’autre, la sirène émergerait et ils pourraient discuter. Ses pensées s’entrechoquaient, comment amènerait-il le sujet ? C’était assez délicat de parler de sentiments. Le souci n’était pas que Saheena soit une sirène, le problème était Jerem tout simplement. Le jeune homme ne parlait jamais de ce genre, avec qui que ce soit. Il était plutôt de ceux qui ignorent et évitent les troubles de ce genre. Aimer lui semblait impossible tant qu’il restait aussi froid et fermé à tout rapprochement significatif. Pourtant, Saheena représentait une bonne amie pour lui et surtout, sa raison de travailler au dôme.

Sans ce sourire éternel, ces yeux pétillants de vie et d’excitation, ce petit corps fluet qui ondulait dans l’eau à la manière d’une anguille sous extasy. Jeremiah avait besoin de voir que toutes les sirènes n’étaient pas déprimées, perdues, désorientées et dépressives depuis leur capture. On lui avait même raconté qu’il y avait eu des suicides ! Était-ce vrai ? Est-ce que certaines sirènes étaient mal au point de se donner la mort ? Jerem se posait toujours énormément de question à ce sujet, il n’avait pas galéré toute sa vie pour se sortir de la misère et devenir un tyran ! Cependant, un regard sur Saheena et ses doutes s’envolaient, temporairement du moins. Et puis quand on parle du loup !

La jolie jeune femme venait de sortir, ses longs cheveux bruns glissant dans l’eau et se rapprochant de son dos, s’éparpillant à la surface du liquide comme un rideau sombre. Saheena débarqua, fidèle à elle-même, lançant une remarque sur les yeux du futur vétérinaire. Jerem se contenta de sourire, il savait que ses yeux bleus étaient plaisants et ne se privait pas d’en jouer. Avec le temps, il avait appris à utiliser cet atout, chacun se bat avec les armes dont la Mère Nature l’a équipé, n’est-ce pas ? Après une légère respiration, Saheena se mit à lui déballer une série de questions qui le laissa totalement perplexe. Jeremiah reprit très vite contenance, ayant un peu l’habitude de l’exubérance de la sirène. Elle parlait beaucoup, elle était enthousiaste et dynamique et c’était ça qui faisait son charme ! Le jeune homme l’écouta, sourire amusé aux lèvres et acquiesça faiblement de la tête. Quand elle eut terminé de lui poser son tas de questions et qu’elle lui demanda la raison de sa venue, il s’accroupit pour être à sa hauteur, sa tête en face de celle de la demoiselle.

- J’aimerais qu’on aille discuter rien que tous les deux. Tu peux me rejoindre dans la zone qu’on utilise pour les soins ? Je vais demander à ce qu’on te l’ouvre.

Cela devait paraître sérieux mais Jeremiah avait pris soin d’afficher son petit sourire réconfortant, pour éviter à Saheena de croire à une urgence ou à un réel problème. Car ce n’en était pas un, du moins pas de ce qu’il en sache ! Le jeune homme alla donc s’arranger pour pouvoir laisser entrer la sirène dans l’espèce de zone séparée des autres créatures marines. De la sorte, ils n’étaient que tous les deux, en tête-à-tête dans un bassin que les soigneurs utilisaient pour les soins notamment. Jeremiah décida cette fois de s’immerger avec Saheena, se laissant glisser dans l’eau. Il disparut un instant sous les légères vagues créées par l’entrée de son corps athlétique dans le liquide et émergea, respirant une grande bouffée d’air frais. Son regard chercha la jeune femme et il se propulsa vers elle en quelques larges mouvements de bras.

- Je voulais simplement discuter avec toi sans que des oreilles mal intentionnées n’interprètent l’un de mes propos. Mais avant ça, je voudrais te dire que dans une vie antérieure entre un dauphin et un thon, tu étais définitivement un beau dauphin ! Sans doute le plus dynamique de tout ton groupe. Et si j’avais été un triton, je crois que j’aurais aimé avoir plusieurs fiancées ! Mais ça, c’est aussi valables pour les humaines.

Il lança un petit regard complice à Saheena. Jeremiah n’était pas le genre de jeune homme qui fait n’importe quoi de sa vie privée, il savait se maîtriser et différencier ce qui était bien et ce qui ne l’était pas. De là à dire qu’il n’avait que des histoires sérieuses et durables, c’était totalement faux. Le futur vétérinaire avait eu des relations très courtes, insignifiantes et qu’il avait tout aussi vite oublié. Cela dit, c’était ça aussi tout l’avantage d’être en vie : en profiter au maximum. Cependant, il n’était pas venu là pour rien et n’étant pas le genre de personne à tourner autour du pot, il se laissa glisser sur le dos, ses jambes remontant vers la surface et ses pieds émergeants. Il observa le ciel et reprit :

- J’ai remarqué que Kalee et toi vous appréciez beaucoup mutuellement. C’est plutôt agréable d’avoir quelqu’un sur qui on peut compter dans son entourage.

Façon subtile mais efficace d’aborder un sujet sans pour autant mettre les deux pieds dans le plat.

△everleigh