« Rory ! On va être en retard, dépêche-toi ! »
Ciara venait de crier dans l'escalier, et elle entendit les bruits de pas d'une discrétion à toute épreuve commençant leur descente sur les marches. Elle s'écarta pour se mettre dans l'entrée, veste sur les épaules et parapluie en main. Les pluies en Floride étaient rares, mais non moins existantes, et souvent torrentielles du fait qu'elles se montraient bien peu souvent. La femme ouvrit la porte lorsque son frère eut fini de passer son blouson, et elle sortit pour ouvrir le parapluie sous le porche. Hors de question qu'elle l'ouvre à l'intérieur. Ca portait malheur, vous voyez ?
Elle ouvrit à distance sa voiture à l'aide de ses clefs, les phares clignotant dans la nuit et la lumière jouant des gouttes chutant dans l'air avec un fracas assourdissant. Rory se précipita sous la pluie pour aller jusqu'au véhicule, tandis qu'elle se contenta de marcher plus tranquillement, ses talons claquant sur le sol pavé de la maison dans laquelle elle vivait avec son cadet. Elle contourna la voiture, une Lexus neuve d'un gris métallisé, brillant, et ouvrit la portière côté conducteur pour s'installer à l'intérieur après avoir refermé son parapluie qu'elle rentra avec elle pour le jeter sur la banquette arrière. Tant pis pour l'humidité que cela déposerait sur le cuir neuf.
« Rory, mets ta ceinture.
- Ouais... »
Il s'exécuta, visiblement contrarié, mais il retint toute protestation. Habituellement, il ne se serait pas gêné pour faire remarquer à sa sœur qu'elle n'était pas leurs parents. Mais aujourd'hui, c'était trop spécial pour qu'il puisse se le permettre.
La voiture quitta l'allée de la maison et rejoignit le bitume de la route qu'elle ne quitterait pas avant un moment, les phares s'éloignant dans la nuit encore noire de la Floride.


Le soleil s'était levé, et avec lui, les nuages s'étaient dissipés. Ciara avait laissé le volant à son frère à la dernière station service. Ils allaient avoir trois jours de voyages, elle ne pouvait pas se permettre de conduire tout le long, et maintenant qu'il avait dix-sept ans et donc le permis, elle pouvait bien lui laisser ça. Surtout qu'il la tannait tout le temps pour pouvoir conduire sa Lexus. Ce qui était compréhensible en soi, c'était une voiture assez sportive qu'elle avait. Mais elle pouvait se le permettre, avec le métier qu'elle exerçait. Travailler au Dôme était un privilège, et les places là-bas étaient aussi chères que bien payées.
La fenêtre ouverte, l'air s'infiltrait en grosses bourrasque dans l'habitacle, soulevant les cheveux de la femme qui passait la main dehors, dessinant des vagues avec ses mains. Elle créait un flot, semblait suivre des courants connus uniquement d'elle, l'air fouettant sa peau avec sauvagerie, faisant fourmiller le sang qui coulait en dessous.

« Ciara, rentre ta main dans la voiture, ça peut être dangereux.
- Mais mamaaaaaan, je risque rieeeeeeen !
- Ciara, pour l'amour du ciel, tu veux bien écouter ce que te dit ta mère un peu ?
- Oui papa... »

Ciara poussa un soupir, alors qu'elle entendait encore la voix du fantôme de ses parents. Pourtant, ils n'étaient plus là, aujourd'hui. Elle rentra la main dans la voiture, avec la sensation encore brûlante du vent sur son épiderme.

Ils étaient morts il y a un certain nombre d'années maintenant. Il y a quinze ans, maintenant. Rory avait deux ans, alors il ne s'en souvient pas. Mais elle, elle en avait quinze, et le souvenir restait cuisant dans son esprit, comme si on venait tout juste d'apposer une marque au fer rouge. Chaque fois qu'elle y repensait, elle sentait son cœur battre. Elle était à l'école le jour où on lui avait annoncé leur mort, c'était la conseillère d'éducation qui était venue la chercher en classe, pour l'amener jusqu'à son bureau. Elle avait fermé la porte derrière elle, et le cœur de la brune s'était serré, pris d'un mauvais pressentiment.
A cette époque, Ciara n'était pas vraiment l'adolescente la plus calme du monde. Populaire, en pleine crise, elle détestait les adultes, rejetait toute responsabilité, et criait à qui voulait l'entendre que de toute façon, personne ne pouvait la comprendre. Alors quand la femme, l'adulte qui se tenait face à elle dans son tailleur bien repassé, ses lunettes choisies avec soin, et sa coiffure tirée vers l'arrière lui avait annoncé qu'ils étaient morts... Elle avait juste pété un câble. Elle était restée silencieuse les quelques secondes nécessaire à ce que l'information fasse son chemin, et puis elle avait hurlé. Elle avait insulté cette femme, lui avait dit qu'elle n'était qu'une connasse qui lui racontait de la merde. Une menteuse. Comme tous les adultes. Et quand elle avait compris que c'était là la vérité, la terrible, l'horrible vérité, elle avait éclaté en sanglot. Et elle avait pleuré dans les bras de cette femme si propre sur elle, qu'elle venait d'insulter.
Elle s'était laissée tombée au sol, effondrée.

Son cœur se serrait à ce souvenir, alors que Rory ralentissait pour s'arrêter à la station service qui arrivait. Ils allaient faire une pause, puis ils reprendraient la route. Ils avaient encore un long chemin à faire.


« Je me souviens pas de ce dont ils ont l'air. »

La voix fit froncer les sourcils à Ciara. Ils s'étaient arrêtés pour la nuit dans un motel et devaient partager une même chambre, car celui-ci était complet. Allongés l'un à côté de l'autre, le frère et la sœur se tournaient de dos, sous la couverture. Ils n'avaient plus dormis ensemble comme ça depuis que Rory avait dépassé l'âge d'avoir peur du noir. Elle hésita alors un instant à faire comme si elle dormait, n'ayant pas vraiment envie d'en parler. Mais elle n'eut pas le temps de se décider, car il reprit la parole en se redressant sur un coude. Elle pu sentir son regard sur elle.

« J'ai déjà vu des photos d'eux, on nous a raconté des histoires, tu m'en as raconté. Mais je me souviens de rien. Je crois que je me souviens de rien. Alors pourquoi tous les ans je dois aller sur leurs tombes avec toi ? C'est pas comme si c'était vraiment mes parents. »
Elle fronça les sourcils, puis décida finalement de se tourner vers lui pour l'observer. Quelque part, elle comprenait son raisonnement, mais d'un autre côté...
« Bien sûr que si, se sont tes parents. Et au cours des deux années où ils ont été là pour toi, ils t'ont aimés et ils t'ont chéris. Et que tu ne te souviennes pas d'eux ne change rien. Parce que tu le sais, et que c'est ancré, quelque part en toi. Alors arrête de dire des bêtises, et dors. »
Elle se retourna dans le lit pour ne plus pouvoir le voir à nouveau. Elle savait que Rory avait toujours regretté de ne pas connaître leurs parents. Et elle savait que quelque part, il leur en voulait. Parce qu'il était jeune et con, et qu'il apprenait à vivre avec, encore quinze ans après leur mort. Elle ne pouvait pas vraiment lui en vouloir pour ça. Elle le comprenait, au fond. Elle aussi, elle leur en avait voulu d'être mort. Elle leur en avait voulu d'être partis en mer ce jour là, malgré les avis de tempête. Mais aujourd'hui, les choses avaient changées. Avec le temps, elle leur avait pardonné, alors que sa haine et sa colère s'était apaisée. Pourtant, elle en voulait toujours à d'autres entités de ne pas les avoir aidé et sauvé. Parce qu'elle savait qu'ils auraient pu faire quelque chose. Elle se demandait toujours si vraiment ils n'auraient pas pu les sauver. Et dans son esprit, il était clair que si, ils auraient pu, ils n'avaient juste pas voulu. Et c'était ce qui faisait d'eux des animaux, rien de plus.
« Merci. »
Elle lâcha un grognement en seule réponse, désireuse de trouver le sommeil, bien que touchée. Elle avait élevée son petit frère quasiment toute seule, avec sa tante qui était venue s'installer avec eux plus par obligation que par envie. D'ailleurs, dès que Ciara avait été en âge, elle était partie sans demander son reste, laissant l'étudiante avec son petit frère de huit ans sur les bras. Et elle était restée avec lui depuis lors, bâclant ses études en changeant de voix pour ne pas faire le doctorat qu'elle aurait voulu, choisissant une voix plus simple en un sens. Oh, bien sûr, elle s'en était plus que bien tirée. Elle avait fini major de sa promotion, et aujourd'hui avait l'un des plus prestigieux emploi pour quelqu'un ayant étudié son domaine. Elle en était très heureuse. Vraiment...
Pourtant, en fermant les yeux, elle avait toujours la mâchoire serrée.

***

Rory était retourné à la voiture, comme d'habitude. Il laissait toujours à sa sœur un temps sur la tombe de leurs parents, comme ça elle pouvait leur parler à cœur ouvert. Ca lui faisait du bien. Elle semblait toujours apaisée, après ça. Un peu triste, mais apaisée. De loin, il ne pouvait pas entendre ce qu'elle disait, et il ne le voulait pas d'ailleurs, car ça ne le concernait pas. Alors il restait au loin, à l'ombre d'un arbre, à attendre qu'elle revienne vers lui.

« Maman... Papa. Comme d'hab, je sais pas vraiment par où commencer. En un an, il se passe à la foi tellement de choses, et en même temps, si peu. Je vais peut-être commencé par les mauvaises nouvelles, alors. Je pense qu'il faudra attendre un peu, avant d'avoir des petits enfants. Des tests ont révélés que je ne pouvais pas en porter. Les médecins l'ont compris après que j'ai fait une fausse couche, cette année. J'aurais, pour reprendre leurs termes, environnement trop hostile. Je suis désolée. Même si je sais que ce n'est pas de ma faute. » Elle marqua une courte pause, et avala sa salive en espérant faire disparaître la boule dans sa gorge. « Je suis sûre que Rory pourra toujours assurer la lignée, de toute façon. Bon, ça ne sera pas pour tout de suite, ou du moins je l'espère ! » Elle lâcha un léger rire. « Il a bien grandit, vous savez ? C'est presque un homme maintenant. L'année prochaine, il va partir pour la fac. J'espère qu'il sera accepté à Princeton. La maison va faire vide sans lui. Je crois que... je vais la vendre. Je ne peux pas rester dedans si je suis seule, et je ne peux pas non plus la garder inoccupée. Peut-être que si j'adopte... Enfin. Je devrais aussi profiter de ma vie, avant de penser à ça. J'ai trente ans maintenant. C'est pas rien. Je vais bientôt avoir votre âge. » Elle marqua un silence, la tête baissée vers le sol. « C'est drôle, mais plus le temps passe, moins j'ai l'impression d'avoir des choses intéressantes à vous dire. J'ai peur qu'un jour... J'ai peur de ne plus avoir grand chose à vous dire. » Elle releva la tête et observa le ciel un instant, les yeux plissés. « J'espère que ça n'arrivera jamais. » Elle fit une moue, puis elle prit une profonde inspiration. « Cette année, j'essayerai peut-être de retourner en mer. Ca me manque, de ne plus sentir les vagues comme quand j'étais petite. Le roulement du bateau, le clapotis de l'eau contre la coque. J'aimerais sentir à nouveau l'odeur des hauts fonds. Mais je ne sais pas si j'aurais le courage. Je ne sais pas... Je travaille dessus. D'ailleurs, maintenant, j'ai changé de boulot. Je suis soigneuse d'un aquarium, chargée de m'occuper des sirènes. Je pense que ça me fera une bonne thérapie. J'espère. Pour le moment, les choses se passent bien en tout cas. J'ai tenu mes résolutions de l'année dernière, comme vous pouvez le voir.
Elle prit une profonde inspiration, lâcha un semi-rire, puis croisa les bras sur sa poitrine alors qu'une brise la fit frissonner, comme si ses parents lui envoyaient une réponse.

« Je pense avoir fait le tour de ce que j'avais à vous dire. Alors... A l'année prochaine. Je vous aime. »
Elle se détourna des deux tombes, puis rejoignit son frère qui l'attendait appuyé contre l'arbre. Il passa son bras autour de ses épaules, puis ils prirent le chemin du retour.