Le silence. La nage mesurée, patiente, qui épouse le rythme de l’eau. Il a le courant en face, une bête un peu plus loin. Une bête qui ne se doute de rien. Au plus près il s’immobilise, se rétracte, se prépare. Se propulse. D’un seul bond, l’attaque est rapide, le coup puissant. C’est le meilleur moment, le meilleur de tous, là où tout est possible. Comme une danse, en plus sauvage encore. La proie se rebiffe, se retourne, qu’elle parvienne à le toucher et les rôles s’inversent, mais le chasseur est rapide et s’esquive. Il la laisse s’énerver, se fatiguer, s’emmêler dans les mailles du filet qu’il étend autour d’elle. Son trident pique çà et là, pour mieux exciter l’animal, mais ne perce pas : le sang attirerait trop vite d’autres prédateurs. Après un moment les mouvements se font saccadés, par tressaillement. Là vient la mise-à-mort, prompte, précise, sans une seule goutte de sang. C’est un trophée royal, pour un festin de roi. Le festin de son roi.
Ce soir Fahari a de quoi être fier. La royauté aime le récit de ses batailles, les démonstrations de sa force, de son adresse. Nombreuses seront les sirènes à accepter ses invitations à danser, à marier le chatoiement de leur nageoire irisée à ses écailles fauves et dorées, incrustées d’éclat émeraude, pour l’heure masquées par une solide teinture d’algue. Peut-être même qu’une d’entre elle serait la bonne. Celle avec qui il s’unirait pour de bon. Celle qui porterait ses sirénettes et ses tritonnauds.
Afrique. Des pêcheurs nigérians ont fait une singulière découverte en remontant leurs filets : un triton blessé ! Un évènement extrêmement rare, de l’avis des spécialistes, peut-être dû à la surpêche illégale au sein de cet écosystème d’une grande richesse. Le parc Olehala Haina à Santa Barbara s’est offert de recueillir l’individu pour lui apporter les soins nécessaires. Des rumeurs font état d’une transaction vers les membres de l’équipage, mais ce montant, que le directeur Stefan Montgomery qualifie de simple dédommagement, n’a pas été rendu public.Les Montgomery clament haut et fort avoir sauvé une pauvre créature d’une bien triste fin, et c’est là la plus pure vérité. Le message des pirates était clair : ou bien ils achetaient la créature au prix réclamé, ou bien elle partait en petits morceaux sur le marché asiatique. C’était d’ailleurs probablement sa destination première, ces hommes ne faisaient pas partie des fournisseurs habituels du Dôme et il était connu que le secteur des produits exotiques était en pleine expansion en Extrême-Orient. Leurs clients habituels avaient dû baisser leur prix en constatant l’état de la capture. Il y avait de quoi. La queue arborait une couleur terne (ils avaient cru identifier sur les clichés des traces de purulence), et son torse était largement tuméfié. Il présentait des traces visibles de déshydratation, mais il avait l’air conscient et étonnamment costaud. Une fois n’était pas coutume, ce n’était pas un triton qu’ils achetaient. C’était de la com’ : il serait bien temps, quand il serait décédé des suites naturelles de ses blessures et aurait livré par autopsie l’histoire de ses maltraitances, de le remplacer par un individu sain capturé dans d’autres eaux.
Lui aurait pu se laisser mourir plus d’une fois. Il n’a jamais accepté d’évoquer le sujet, mais dans ses yeux il y avait une vivacité et une rage qui, ils le comprirent vite, n’allait pas forcément leur faciliter la tâche.
C’est une aventure extraordinaire et un défi de taille, témoigne Rubi Montgomery, le soigneur en chef du parc. Personne n’avait jamais fait ça, tout était à inventer, on était à peu près sûrs de rien. J’ai pris une grande inspiration et j’ai dit à l’équipe : ok, on y va, le tout pour le tout. Ils ont fait un travail formidable, mais on aurait rien su faire sans lui. C’est un battant, je ne l’ai pas vu une seule fois baisser les bras.Il en avait de fait bien d’autres usages. Sa force était surprenante et les a plus d’une fois pris de court. Lui faire comprendre qu’on ne lui voulait pas de mal n’a pas été facile, plusieurs accidents ont éclaté mais ils n’ont heureusement débouché que sur des blessures superficielles… ou des situations surréalistes. Comme lorsqu’il s’est servi d’un objet coupant volé à un soigneur pour se racler énergiquement les écailles (non sans l’avoir d’abord pointé contre l’employé puis sur sa propre gorge, hésitant). Ce qu’ils avaient pris pour une maladie ou une nécrose se révélait n’être qu’un masque désormais profondément incrusté. Quelques minutes et plusieurs entailles plus tard (ses mouvements se faisaient maladroits sous la fatigue), il a consenti à rendre l’instrument pour laisser les autres continuer son œuvre. Il avait les dents serrées, dans la poitrine comme des sanglots étouffés. Bien que fort irritée et touchée par la malnutrition, la nageoire s’avérait en bien moins mauvais qu’escompté. Le principal problème, dès le nettoyage des plaies fini, était de l’ordre de la mobilité.
L’attelle placée dans le bassin pour lui ménager un peu de repos devait être provisoire, c’était avant qu’un examen minutieux ne mette à jour une insensibilité qui s’inscrivait, elle, sur la durée.
***
Premier plongeon dans le grand bassin. Le soigneur s’était proposé de l’accompagner en homme-grenouille pour les premières brasses, le regard assassin qu’il lui a lancé l’avait dissuadé. Il avait attendu, la gorge serrée, que les sangsues aient quitté la plage pour se laisser lui-même glisser dans l’eau tiède. Un coup d’abdominaux, violent, explosif, entama le premier palier de la descente. Le fessier accomplit le reste, dans de petits mouvements saccadés. Sa nageoire, inerte, lui semble par moment peser deux tonnes, et pourtant elle s’échine à
flotter bêtement à chacun de ses moments de relâche. Il doit battre en disgrâce la plus pataude des tortues de mer gorgée d’algue en putréfaction, mais le plus simple est encore de ne pas y penser.
Le premier barreau arrive à point, comme promis, à quelques mètres en-dessous du niveau de l’eau. Il s’y agrippe à s’en faire blanchir les phalanges et serre les dents, les yeux rouges mais trop fier pour le laisser paraître. Ainsi bien ancré, il laisse doucement le souffle lui revenir, au rythme de ces branchies occupées à filtrer l’eau salée. Elle a le goût de la mer, mais ce n’est pas la mer. Trop belle, trop propre, trop claire. Le bassin est plus grand, mais c’est un bassin quand même. Plein de ces petites infrastructures humaines qu’on ne trouve pas en mer. Son bras attrape le barreau suivant et il se tracte, se tracte, se tracte. Brassée après brassée, plus lent, plus bruyant qu’il ne l’a jamais été dans le golfe de Guinée.
Un bruissement dans l’eau, au loin. Avec le barreau suivant il se redresse, attend, bouche bée, yeux grands ouverts. L’autre lui parle dans un dialecte d’eaux lointaines, il lui répond machinalement, platement, dans la même langue. Sans rien dire de lui. Sans quitter le soutien de la barre métallique. Quand la réponse devient importante, c’est le silence qui s’installe. Le silence et ces grands yeux effarouchés. Il attend qu’on regarde ailleurs pour poursuivre la descente, mais il n’y a pas d’ailleurs. Dans le reflet lointain d’une grande baie vitrée, il y a des bipèdes qui les regardent, les désignent. Pointent du doigt les reflets émeraude de sa nageoire inutile.
Le temps lui semble infini avant qu’il n’atteigne l’intimité du fond et de l’habitat qu’on lui a attribué. Nouvelle maison, nouvelle vie. Pour la première fois depuis le début de ce cauchemar, il a l’impression de respirer. Plus de regard, sinon le coup d’œil furtif et curieux de quelque compagnon d’infortune. Des personnes qui ne savent rien de sa condition. Il devra bien leur dire un jour, mais pour l’heure il n’en ressent aucune envie. Il va, vient, tâtonne, explore tranquillement la petite grotte artificielle avant de s’arrimer pour prendre un repos bien mérité.
Le kinésithérapeute est formel : s’il veut regagner son indépendance il lui faut de l’exercice régulier, que ne recouvreraient jamais les séances qu’il s’est engagé à suivre sur la plage avec les soigneurs. Sur le coup il a conservé un silence orgueilleux et méprisant, mais il n’applique pas moins à la lettre les conseils. On ne l’aurait pas ainsi, pas si facilement.