Il avait à peine poussé son premier cri, pris sa première bouffée d'oxygène, entrevu pour la première fois la lumière et, déjà, il perdait l'un des êtres les plus importants dans sa vie. Sa mère. Cette femme, qui l'avait désiré de tout son coeur, qui avait littéralement épuisé son mari pour qu'il accepte d'avoir un enfant, n'avait eu que quelques secondes pour entrapercevoir ce petit être qu'elle avait senti grandir en elle avec tendresse. Ses yeux s'étaient ensuite clos à jamais. Une vie était apparue. Une autre disparaissait...

Des grands-parents décédés. Une mère morte. Un père obsédé par son travail. Et un oncle à peine plus âgé que lui. Voilà, comment il débutait sa vie. À ce moment-là, son petit coeur ressentait déjà un manque. Une absence que personne ne put et ne pourra jamais remplacer. Surtout pas son père. Non, personne. Il fut confié aux bons soins d'une gouvernante. Cette dernière eut beau l'aimer, l'éduquer et être présente à chaque étape importante de son enfance, elle ne put combler ce vide affectif qu'il sentait grandir avec lui. Elle était néanmoins sa "Nanou". C'est elle qui lui passait la main dans les cheveux lorsqu'il finissait l'école. Elle qui assistait aux spectacles, ou qui pansait ses plaies et séchait ses larmes lorsqu'il se blessait. Il ressentait un besoin d'attention constante et elle était la seule à pallier ce désir.
Les relations avec son père furent toujours complexes et délicates. Stefan, en plus d'être un père absent, n'était pas doué pour communiquer avec son fils. A-t-il jamais compris, voir même envisagé, que Jared puisse se sentir responsable dans le décès de sa mère ? Difficile à dire. Jared, quant à lui, en fut toujours persuadé. Et le fait que son propre père n'aborda jamais ce sujet avec lui, renforça son sentiment de culpabilité et creusa une faille entre les deux. Un fossé qui prit de l'ampleur lorsque Stefan décida de renvoyer sa gouvernante, estimant qu'à douze ans, il n'en avait plus besoin.
Son affection, Jared la reporta sur Rubi, son oncle, âgé de huit à peine de plus que lui, celui-ci fut à la fois un grand frère et un modèle paternel qui lui faisait défaut. Bien que possédant des caractères diamétralement opposés, Jared puisa tous les bienfaits de cette relation pour surpasser une enfance et une adolescence assez solitaires.

Lorsqu'il atteignit la majorité, un nouveau conflit opposa père et fils. Stefan voulait qu'il étudie la biologie marine à l’Université de Berkeley ou celle de Santa Barbara. Alors que Jared souhaitait suivre les pas de sa mère et étudier les langues étrangères, à New-York. Tous deux aussi têtus l'un que l'autre, le désaccord aurait pu devenir titanesque si Rubi n'était pas intervenu. Passionné par l'océan, ce dernier avait, malgré tout, compris qu'il ne puisse en être autant pour son neveu et plaidé en sa faveur. Ce fut donc à New-York, loin de son père et de ses foutues sirènes, qu'il suivit son cursus universitaire. Autant le dire tout de suite, Jared fut, à peine, félicité par Montgomery Senior lorsqu'il obtint son diplôme haut la main. Qu'il ne s'intéresse pas au même univers que lui le dépassait. Pourtant, la raison était tout simple. Jared n'avait rien contre l'Océan, à proprement parler. Ce qu'il exécrait, c'était les sirènes et tout ce qu'elles représentaient. Elles lui avaient volé un père. Une enfance. Une vie.

Une fois devenu un adulte à part entière, il aurait pu choisir n'importe quelle ville ou pays pour vivre et travailler. C'est pourtant à Santa Barbara qu'il retourna. Son père en fit son assistant de gestion. Ils avaient beau avoir une relation en dents de scie, Jared était parfait pour ce job, comblant les lacunes de son père en matière de management. Il était intelligent et débrouillard. Il savait saisir les bonnes occasions de promouvoir "Olehala Haina" à l'étranger et reconnaissait une relation avantageuse quand il en voyait une.

C'est d'ailleurs cette dernière qualité qui l'a mis sur le chemin d'Aly, sa fiancée. Il n'y a eu ni coup de foudre, ni cette douce excitation des premiers rendez-vous. Leur relation démarra sur quelque chose de plus formelle. Ils se ressemblent sur beaucoup de points. La perte de leurs mères respectives les a tous deux affectés à divers niveaux, les rendant plus forts, mais aussi plus durs. Ils ont la même ambition, la même soif de réussite et la même aversion pour les sirènes. Chacun fait également ressortir ce que l'autre à de plus mauvais en soi. Mais cela, aucun des deux ne s'en rend compte.
Jared trouve parfois Aly difficile à vivre. Elle peut parfois exploser pour un rien, ce qui a tendance à l'horripiler et rend l'atmosphère, entre eux deux, très électrique. Chacun tire, néanmoins, avantage de l'autre. Et s'il lui est infidèle, soit, elle-même tire profit de sa fortune et de son nom. Plutôt qu'un amour basé sur des sentiments solides et sincères, on a là un mécanisme parfaitement huilé. Une entraide mutuelle. Un pacte.

Si aujourd'hui, Jared travaille toujours au Dôme, c'est pour diverses raisons. Il y a l'argent bien sûr. Il aime jouir d'un certain luxe. Il ne s'en prive pas et ne s'en cache pas non plus. Flirtant avec le danger et appréciant cette sensation d'être légèrement borderline, il pousse le vice jusqu'à l'illégalité pour engranger encore plus d'argent, sans se soucier une seconde des conséquences. Il y a également le plaisir malsain de pouvoir contempler, quotidiennement, ces femmes-poissons privées de leur liberté. Stefan a beau clamer haut et fort son amour pour ces êtres de l'eau, il n'en reste pas moins qu'il les enferme comme de vulgaires poissons dans un aquarium. Ce que Jared trouve bien ironique. Et enfin, il souhaiterait voir un jour la gloire de son père s'étioler. Que sa petite célébrité tombe en miettes. Que tout ce à quoi il a quoi il a consacré sa vie disparaisse en un claquement de doigts. Que ce soit par le biais des opposants à la captivité des sirènes ou que ces dernières le réduisent, elles-mêmes, en charpie, il s'en fout royalement. Mais assister à sa chute, serait un juste retour des choses. Un châtiment équitable pour le peu de considération qu'il lui a toujours voué. Car au fond, derrière sa haine et ses manigances, il reste un petit garçon solitaire au coeur blessé...