Il y a toujours eu un malaise dans ma vie. Un malaise qui tantôt se terrait en moi durant de longues périodes, ou qui tantôt surgissait sans crier gare, lorsque je m’y attendais le moins. Ca pouvait se produire au moindre son, à la moindre odeur, à la moindre image qui me rappelait mon état. Oui, j’appelle ma nature mon état, comme s’il s’agissait d’une maladie incurable que je vivrais particulièrement mal. Parfois, j’oublie ce que je suis. Je pense à autre chose, je reste éloignée de l’océan. Mais vient toujours un jour où l’appel des vagues se fait plus puissant, plus pressant. Alors, je sais que je dois m’y rendre, pour retrouver la sérénité. Le paradoxe de la situation fera hausser des sourcils, je le sais, mais la vérité n’est pas toujours d’une logique implacable. Ma nature me pousse à rejoindre l’eau après de courtes ou de longues périodes, car mon être a besoin de cette transformation. Même si je n’en suis pas heureuse, elle fait partie de moi.

Ma nature… Quelle est-elle au juste ? Elle est rare. Hors du commun. Impossible à imaginer pour le commun des mortels, qui ne soupçonne même pas l’existence de mon espèce. Mon espèce…

Tout a commencé un beau soir de mai. Mon père était alors chercheur au centre de recherche. Il était jeune, la vingtaine, séduisant, anglais. Les humaines se retournaient sur son passage, tant il était charismatique. Lorsqu’il entrait dans une pièce, les regards se tournaient instinctivement vers lui, par pur instinct. Il était pourtant seul, et travaillait d’arrache-pied chaque jour jusque tard dans la nuit, tant l’attirance était grande. Elle était presque nue, sa nageoire fendant l’eau avec une grâce jamais égalée. Jamais égalée à ses yeux, j’imagine… Ma mère, une sirène, venait de mettre au monde une descendante, l’héritière du trône, quand mon père voulu la faire sienne. Le croisement d’un humain et d’une sirène n’arrive pas souvent, et il en résulte des êtres extraordinaires. Des êtres qui vivent entre deux mondes, des êtres qui ont deux vies. C’est celle que je suis, un hybride. Une femme mi-humaine, mi-sirène, qui peut vivre aussi bien sur la terre que dans les océans. L’immersion dans l’eau salée fait pousser la peau entre mes doigts, entre mes orteils, me permet de respirer sous l’eau. C’est un fabuleux don, mais également une terrible malédiction. Je ne suis pas tout à fait humaine, je ne suis pas tout à fait une sirène. Je suis acceptée par les humains car mon apparence est identique à la leur, mais je suis rejetée par le monde aquatique qui ne me voit que comme une humaine tentant vainement de leur ressembler. Là est l’origine de mon mal être. Qui suis-je ? Dans quel monde puis-je revendiquer une place ?

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« Sunday, ma chérie.

Je suis certain que tu ne comprendras pas mon geste, mais c’est le seul choix qui s’offre à moi. Tu le sais, ta mère est morte, et je ne peux vivre dans un monde duquel elle ne fait plus partie. J’ai conscience que te laisser seule est la pire des choses que je puisse faire, mais rester en vie et n’être plus que l’ombre de moi-même ne te rendrait pas plus service, crois-moi. J’aimais ta maman de tout mon cœur, cela m’est trop pénible.
Mais avant de partir, ma chérie, il me faut te révéler un secret que j’avais juré de garder jusqu’à maintenant. Tu t’en doutes, tu n’es pas la seule enfant qu’a mis au monde Esmeria. Tu as une demi-sœur et un demi-frère. Ta sœur est prisonnière du dôme… Tu dois la sauver, l’en sortir, par tous les moyens. Maintenant que ta mère est morte, le clan de Nisaea a besoin d’une nouvelle reine, et seule Saheena en est l’héritière. Tu dois la ramener à son clan pour qu’elle dirige son peuple, il en est ainsi depuis des millénaires. J’ai conscience que cette tâche qui t’incombe est difficile, car moi-même j’ai tenté de la réaliser toute ma vie durant. Pourquoi te l’ai-je caché ? Parce que je pensais que tu étais trop jeune pour comprendre tout ce que cela impliquait. A présent, tu es encore une enfant, mais je n’ai plus le choix, si je ne te le dis pas personne ne le fera.
Courage mon enfant, tu es une personne exceptionnelle. Ta tante s’occupera merveilleusement de toi, je le sais. Sache que je penserai toujours à toi, et que je te surveillerai de là-haut. N’aie pas peur ma chérie, tout ira bien. Je t’aime de tout mon être, depuis toujours et pour toujours.

Papa. »

Son cœur se serra en lisant ces lignes. Le notaire venait seulement de lui donner cette lettre, que son père avait laissée pour elle avant de mourir. Cela faisait maintenant deux mois, deux durant lesquels elle avait pensé que son père était parti sans mot dire, sans lui dire adieu. Elle lui en avait voulu, durant les nuits d’insomnie qui avaient suivi sa mort. Les larmes s’écoulaient sur ses joues sans qu’elle ne les essuie, ses pensées allant vers ce géniteur qui n’avait pas trouvé le courage de lui dire au revoir. Sa tante était toujours couchée à côté d’elle, pensant sûrement qu’elle avait besoin de compagnie. Elle était venue emménager à la maison depuis le décès de son frère, mais sa présence était suffocante. Sunday avait besoin d’être seule pour faire son deuil, elle n’avait pas envie de cacher ses larmes, ni de montrer qu’elle était triste. Mais c’était impossible, avec elle dans les parages. Elle avait beau l’aimer comme une nièce aime la sœur de ses parents, elle ne supportait plus sa présence. Du haut de ses onze ans, la petite fille qu’elle était voulait enterrer les traces que son père avait laissées dans son esprit sans avoir besoin de s’enfuir. Car elle ne supportait pas montrer ses faiblesses aux autres, fussent-elles de sa famille. Elle craignait qu’on la catalogue comme une pauvre fillette qui a perdu son père et à qui il ne reste plus rien. Elle était grande maintenant, onze années derrière elle.  Elle pouvait supporter la solitude.
Mais à présent, cette lettre changeait du tout au tout la vision qu’elle avait de la mort de Stan. Après deux mois sans nouvelles, le notaire lui avait fait parvenir cette lettre laissée par son père. Elle était debout dans la cuisine, la lettre à la main et les larmes aux yeux. Finalement, son père avait été assez courageux pour lui adresser cette missive, qu’elle chérissait déjà. C’était les derniers vestiges de sa vie, le dernier sursaut d’affection pour sa fille, cette petite qu’il laissait seule dans ce monde de grands, ce monde de géants, ce monde de méchants. Elle était heureuse qu’il l’ait fait, mais aussi abasourdie par les révélations qu’elle contenait. Certes, elle avait toujours su que sa mère était une sirène, mais il lui avait jusqu’alors tout caché de sa royauté et de sa famille. Elle avait alors une demi-sœur et un demi-frère ? Elle n’en croyait pas ses yeux. Sa sœur semblait s’appeler Saheena, si elle comprenait bien ce qu’il avait voulu dire. Et il lui incombait de lui sauver la vie afin de la rendre à l’océan, là où était sa vraie place. Elle en restait sceptique. Pourquoi ferait-elle ça pour une sirène, fût-elle de son sang ? Les sirènes la rejetaient sans cesse, elle n’éprouvait aucune sympathie pour elles. Mais étant donné que cette demande émanait de son défunt père, elle répugnait à lui refuser cette dernière volonté.

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Les années passèrent, et Sunday ne trouvait toujours pas le moyen de sauver sa grande sœur, l’héritière du trône de Niaea. De nombreuses fois, elle s’était rendue au dôme pour la voir, mais n’avait jamais trouvé le courage d’approcher des sirènes. Elle ne voulait pas vraiment la voir, pas tant qu’elle n’était pas sûre de la sauver. Mettre un visage sur la captive ne ferait qu’accroître son sentiment de culpabilité. Alors elle restait loin, épiant sans s’approcher.
Elle avait maintenant dix-sept ans, et le passé était encore si présent… Elle avait définitivement renoncé à son statut d’hybride, n’allant dans l’océan que par besoin naturel là où les sirènes n’abondaient pas. Cela lui rappelait tellement ses parents… Elle n’avait pas envie d’être ce qu’elle était, à moitié comme sa mère, à moitié comme son père. Elle voulait être une autre, changer de vie, changer d’histoire, changer du tout au tout. Et elle s’y employait à merveille, en rejetant tout ce qui faisait d’elle ce qu’elle était. Elle était nulle à l’école par choix, excellait dans son travail par nécessité, cuisinait par envie. Elle était d’ailleurs très douée pour cela, sans avoir jamais réellement appris.
Mais sa vie changea du tout au tout le jour où il arriva au salon de thé, un bel après-midi. Il était singulier : asiatique dans une ville de caucasiens, de surfeurs à la peau brune et aux cheveux blonds, aux bimbos peroxydées qui se pavanaient sur la plage. Il dégagea une flagrance de fraîcheur, de nouveauté. Sitôt qu’elle le vis, il lui plût. Elle avait d’ores et déjà l’impression qu’il lui ressemblait, qu’ils étaient semblables en tout point. C’était la première fois qu’une telle chose lui arrivait, et elle le vécut comme une renaissance, un second souffle dans une vie déjà si abîmée. Était-il donc possible qu’elle puisse être réellement heureuse ? Elle n’avait pas d’amis, n’était pas vraiment douée pour s’en faire, et les autres ne paraissaient pas se bousculer au portillon pour s’asseoir à sa table… Jay Lee allait être son premier véritable ami.


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