Le tissu de son marcel noir effleura la peau de ses bras, caressant ses biceps et son cou tandis qu’il ôtait le vêtement. Celui-ci atterrit mollement sur les pierres dures et froides, gisant telle la victime d’une attaque soudaine. Jeremiah ôta ses chaussures et ses chaussettes, posant ses pieds nus sur la roche fraîche. Il avait l’eau face à lui mais pas n’importe laquelle. Il n’était pas au lagoon d’Olehala Haïna, il était au beau milieu de nulle part. Autour de lui, il n’y avait que des arbres et le silence d’une nature luxuriante. La première fois qu’il avait failli perdre la vie à cet endroit précis, une personne était venue à sa rescousse mais cet être exceptionnel n’avait rien d’humain et n’était pas venue par les voies routières.

Aujourd’hui, Jeremiah amenait sa folie à son paroxysme. Dressé devant le vide, il sentait son cœur battre la chamade. Êtes-vous déjà retourné sur les lieux d’un grand bouleversement dans votre vie ? Le croisement d’une route où vous avez eu un accident ? Un bar où vous avez ramassé votre première raclée ? Le seuil des urgences où vous vous êtes retrouvez après la raclée en question ? Quoi qu’il en soit, à cet instant précis, un monstre grondait dans les entrailles du jeune homme. Terrorisé était le mot adéquat pour définir la sensation de mortification la plus totale qui assaillait Jerem. De l’extérieur, il tâchait toujours de taire ses peurs et de ne montrer à personne la faible estime de lui qu’il avait. Cependant, ici, au milieu d’une route déserte, personne ne l’observait et son masque se fissurait grandement. Ses doigts tremblaient, la poupe à sang de son cœur battait contre sa trachée. Il était totalement retourné. Ses doigts défirent le bouton de son pantalon, maladroitement et avec difficulté car des tremblements les secouaient. Jerem se retrouva en caleçon devant l’immensité.

Fermer les yeux, retenir sa respiration et foncer. Il avait fait mal à son corps pour le mettre en mouvement, toute son âme lui hurlait de ne pas recommencer. Des cloches sonnaient dans son crâne, alertant son organisme que le garçon devenait dingue. Quel être normalement constitué retournerait sur les lieux de son accident pour sauter à pieds joints à l’endroit exact où il avait failli se noyer ? Jeremiah sentit l’eau engloutir ses pieds, la chute était terminée. En un quart de seconde, tout son corps s’enfonça dans le liquide et il disparut sous la surface secouée de légères vagues après son entrée fracassante. Il n’y avait pour ainsi dire aucun courant, Jerem eut presque du mal à reconnaître les lieux. Aujourd’hui si calme, cet autre jour si chaotique. Ou bien était-ce simplement lui qui n’était plus dans un état déplorable ?

Ses pieds glissèrent sur les bras de l’eau, sans se débattre ni donner des coups pour remonter. Jeremiah se maintenait sous l’eau sans efforts, tournant la tête et observant. Il n’y avait rien ... ni personne. La déception s’empara de lui et d’une impulsion des cuisses et des mollets, Jerem remonta à la surface. Émergeant, sa bouche s’entrouvrit pour laisser entrer l’air et ses yeux se rouvrirent à leur tour. Il passa une main sur le visage, chassant les mèches de ses cheveux qui s’étaient plaquées sur son front. Elle n’était pas là ... il était venu ici, il avait bravé sa terreur pour la revoir et ... non, c’était un échec. Jeremiah nagea jusqu’à un gros rocher, l’entoura de ses bras et s’y réfugia. Se recroquevillant sur la roche dure, il resta un long moment à observer l’eau. Quelque part là-dedans, elle devait vivre sa vie. Il travaillait dans un parc aquatique,  il savait comment leur existence se déroulait. C’était dommage, vraiment. Pour une fois, Jeremiah sentait qu’il n’avait aucune intention de l’abandonner. Si elle avait été humaine, ils auraient probablement pu se construire une histoire ensemble. Seulement ... ce n’était pas le cas.

Quelque chose attira son regard et aussitôt, il plongea. Tête baissée et bras vers l’avant, il nagea à toute vitesse, usant de son corps athlétique pour rejoindre l’objet de ses pensées. Était-ce bien elle ? Peut-être avait-il rêvé cette lueur dans l’eau ? Quoi qu’il en soit, il devait en avoir le cœur net. Jeremiah s’enlisait à chaque instant un peu plus dans les méandres sous-marins, sans réfléchir à l’absence d’oxygène et à la distance qu’il semait entre lui et la surface ...

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Une main, dix doigts sur son bras. Ses phalanges sont refermées avec une certaine force, elle ne lui laisse aucun choix si ce n’est que de remonter. La sirène l’emmène vers la surface, Jeremiah se sent totalement à l’aise car elle ne lui fera aucun mal. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu le laisser mourir lorsqu’il avait failli se noyer, deux ans auparavant. Elle aurait même pu le couler de ses propres mains et le laisser voguer au fond de l’océan. Mais elle avait choisi de le remonter et de le sauver, de l’épargner aux bras puissants de Poséidon. Pour une raison obscure, la sirène l’avait aidé à survivre. Jerem avait besoin de savoir pourquoi et plus encore, il avait besoin de reprendre contact avec elle, de la remercier pour son geste et pour ce qu’elle était.

L’insulta claqua dans l’air. Là où certains se seraient offensés d’être qualifié de « con », Jerem explosa de rire. Elle avait raison, il n’était pas bien futé de replonger pieds joints dans la gueule du Léviathan. Et pourtant, il ne regrettait pas. À bout de souffle, les doigts cramponnés au sable comme à une bouée de sauvetage, le torse se soulevant frénétiquement sous les entrées violentes d’air dans ses poumons, Jeremiah endurait la remontée. C’était ça, frôler la noyade. Sentir l’air brûler l’intérieur du corps quand il y entre, martyriser ses pauvres poumons qui ont eu quelques instants beaucoup trop longs de répit sur une vie entière d’activité permanente. Jerem leva une main en signe d’excuse vers la jeune femme, il n’était ni fou ni idiot mais simplement trop téméraire.

- Attends, ne pars pas ! Je ...

Il s’étouffa, toussant violemment et portant une main à la gorge. Foutu corps humain, jamais optimal quand il le faut. Jerem était du genre athlétique, il pratiquait beaucoup de sports et ne craignait pas les efforts. Cependant, même les plus endurants des nageurs n’ont qu’un temps limité d’apnée suite à quoi ... adios. Jeremiah avait peut-être légèrement forcé sur ses limites, il en payait le prix à présent. Le futur vétérinaire se redressa dans le sable, ses genoux frôlant sur les grains qui s’accrochèrent à sa peau. Ses doigts quittèrent la plage pour remettre les mèches de ses cheveux d’un noir absolu, à leur place idéale. Jerem dut prendre une minute pour retrouver sa respiration, son cœur battait encore la chamade mais à présent, il pouvait parler.

- J’avais besoin de replonger à cet endroit ... je devais te revoir, te retrouver ! Pourquoi tu m’as sauvé ? Il y a deux ans, tu es venue à mon secours alors que je me noyais. C’est très gentil de ta part mais pourquoi ? Vous les sirènes, vous ne devez pas beaucoup aimer les humains. Et à entendre comment tu nous qualifies, j’ai la certitude que tu ne fais pas exception à la règle.

Une sirène docile et agréable n’aurait pas insulté les humains de « con ». Autrement dit, cette jeune femme n’était pas franchement la plus grande fan du genre bipède terrestre au QI, parfois, élevé. Jeremiah s’était assis à présent, ses pieds devant lui et ses mains posées derrière le dos de façon à ce qu’il puisse prendre appui sur celles-ci. La sirène était dans l’eau, profitant de son élément tout en ne fuyant pas encore. Jerem espérait qu’ils puissent discuter encore un peu ... mais avant qu’elle ne s’en aille, il devait impérativement glisser quelque chose.

- Merci. Quelles que soient tes raisons d’avoir fait ce que tu as fait, je tiens à te remercier. Et sache que si je peux te rendre la pareille, je le ferais avec grand plaisir.

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L’océan l’avait recraché, refusant pour la seconde fois de gober cet être qu’il ne semblait pas désirer. Les paumes dans le sable, sa peau irradiant contre les grains et son souffle court. Jeremiah aurait pu mourir, balloté comme un vieux sac plastique par les eaux et emporté dans les fonds marins. Mais le destin en avait été tout autre, deux mains s’étaient emparées de lui et l’avaient poussé vers la surface. Tel un invité malvenu, il fut rejeté de l’eau. Jeté à la porte d’une demeure universelle. Jeremiah se tenait à quatre pattes, les filets transparents d’eau coulant sur son corps. Le futur vétérinaire était euphorique, paniqué et enthousiaste en même temps. Elle était là ! Elle était enfin sous ses yeux.

Elle était furieuse, elle lui en voulait d’être ce qu’il était. Comment l’en blâmer ? Les humains agissaient mal envers les sirènes. Elles ne leur demandaient rien, longtemps, elles n’avaient été que fantasmes et rêvasseries. Jusqu’au jour où les avaient déterrées de leur demeure, tirées à la surface et jetées dans des bocaux bien plus larges que certaines maisons. Des bêtes de foire aux yeux des uns, des monstres aux yeux des autres, des déesses aux yeux des derniers. Tout dépendait du point de vue, elles pouvaient susciter une vague de sentiments différents : le désir, la jalousie, la haine, l’incompréhension tout comme la pitié, la sympathie, la joyeuseté. Jeremiah posa le regard sur la jeune femme à qui il parlait, comment une telle colère pouvait émaner d’un si frêle être vivant ?

- J’en suis désolé. Tu sais ... je crois que beaucoup de mes semblables sont atteint de maux incurables. La cupidité fait partie des plus récurrents.

Il s’était mieux installé, de façon à pouvoir discuter avec la sirène. Elle avait donc perdu sa jumelle, ça devait être dur ! Jeremiah n’avait pas de jumeaux, il ne connaissait pas ce lien fraternel si puissant. Cependant, il imaginait que perdre un tel lien devait s’avérer douloureux. Jerem aurait pu s’insurger et râler contre la sirène, elle reléguait tous les humains au rang de fous à lier de la faute d’un seul. Mais non, il restait calme et acquiesçait malgré les mots durs. Primo, elle l’avait sauvé deux fois, il pouvait bien endurer une ou deux insultes. Secundo, elle avait ce qu’on peut appeler des circonstances atténuantes.

Mais quand elle lui reparle de l’accident, elle s’énerve mais ce ne sont ni ses mots ni sa colère qui touchent le jeune homme. Le simple souvenir de ce moment horrible suffit à l’étrangler. L’eau qui envahit ses poumons, ses bras qui fouettent le liquide pour remonter, ses jambes qui perdent leurs dernières forces. Des sons, des odeurs, des voix. Tout cela lui était revenu à l’esprit en voyant la mort approcher. Toutes des choses dont il avait profité par la suite, à titre d’être vivant. Jeremiah s’évada de ce retour en arrière, fuyant son passé pour mieux cerner le présent. Ses amis ne l’avaient pas aidé ? Oh que non ! Ils étaient tous tellement ivres que leur propre prénom leur avait échappé ! Songer au pauvre malheureux coincé sous l’eau ne leur serait jamais venu à l’esprit, Jerme ne pouvait les en blâmer.

- Je ne crois rien du tout. Je n’attends pas de toi que tu m’apprécies ou que tu m’estimes. Je voulais simplement te retrouver pour te dire ce que j’ai à te dire depuis cet autre jour.

Des remerciements qui lui avaient pesés sur le cœur car ils représentaient gros pour lui. Elle avait modifié sa vision des sirènes. Auparavant quelque peu méfiant, il avait oublié ses craintes par la suite. Jeremiah lui était sincèrement reconnaissant, de cette reconnaissance que l’on se doit d’exprimer. Aussi, quand il entendit les derniers mots de la jeune femme, il lui adressa un sourire amusé. Ses doigts écartèrent quelques mèches noires qui revenaient vers ses yeux bleus.

- Tu ne me feras pas confiance, pas tout de suite. Tu es trop en colère contre la race humaine pour pouvoir accorder ta confiance à l’un d’entre nous. Mais que risquerais-tu à accepter mon aide ? Dans le pire des cas, tu resteras au point où tu en es actuellement mais rien de pire ne peut t’arriver !

Il acquiesça. Elle était seule, elle n’avait pas sa jumelle à ses côtés. Sans lui, elle n’avait aucunes jambes sur terre pour aller à la pêche aux infos. Avec lui, elle avait un missionnaire. Jouer le pion du jeu d’échec ne le dérangeait pas dans le cas présent, sachant que c’était pour la bonne cause. Aussi, Jerem s’avança un tout petit peu, réduisant la distance entre lui et la jeune femme qui était encore à l’eau. Les extrémités des vagues atteignaient à présent ses orteils, les immergeant par moment pour mieux retourner vers l’océan une seconde plus tard dans le va-et-vient incessant de la marée.

- Ce que je te propose, c’est que tu me fasses une description de ta jumelle ! Est-ce qu’elle te ressemble comme deux gouttes d’eau ?

Dans l’immédiat, mieux valait ne pas lui avouer qu’il travaillait à Olehala Haina, elle prendrait peur et fuirait en le croyant là pour la capturer. Ce petit secret devait le rester encore un peu ...

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